ÉDITIONS ARTIUM MUSEE D’ART CONTEMPORAIN VITORIA-GAZTEIZ / 2017
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The Idea of the Idea of Love, commissariat Eric Dicharry.
Avec Benjamin Artola, Anne Garde, Manon Boulart, Franck Cazenave, Christophe Renard, Maitetxu Etcheverria, Maïder Fortuné, Nicolas Milhé, Claude Nori, Gabrielle Duplantier, Ibai Hernandorena, Betrand Dezoteux.

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HER & him
Dessin et travail digital - 2016
Tirage 1/1 (digigraphie sur papier Arches) private collection.

HER & him questionne l’interrelation. De nos origines bactériennes à notre activité cellulaire, la “romance  biologique“  est au cœur de nos mondes, terrestre, physique, ou amoureux. La permanence de “micro- mystères“, où la transmission et la multiplication de vitalités, d’informations et d’énergies sont les corollaires d’un échange, interroge la psychologie des nouvelles maîtrises contemporaines - géolocalisation du partenaire potentiel, organismes génétiquement modifiés, intelligences artificielles, etc. (FC)

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«L'amour est cellulaire dans les tourbillons du hasard...» Philippe Sollers

JE T'AIME MOI NON PLUS
Texte d'Eric Dicharry

L’année 2017 a été placée sous le signe de Cupidon. Du Baiser de Rodin aux extravagances de Koons l’amour au sens large à depuis toujours inspiré les artistes. Il marque une vie, écrit les souvenirs et se décline sous toutes ses formes : amourettes, passades, grand amour toujours espéré. L’amour a son vocabulaire, son langage: premier amour, amour fou, amour interdit, amour à mort, amour contrarié, amour libre, amour enchainé. Il se fait, se donne, se reçoit. L’amour avec un grand A balise le temps. Il a ses rendez-vous galants plus romantiques en langue française que la date anglo saxonne. L’amour entretient des relations privilégiées avec l’identité, la morale, la religion, la culture. Que nous racontent les 12 artistes invités mois après mois de cet amour universel ?

Entrer dans n’importe quelle bibliothèque et taper sur le moteur de recherche de l’établissement le mot Amour suffit à comprendre la place prépondérante qu’il occupe à la fois dans le monde du cinéma, des lettres mais aussi dans le monde de l’art. Mais dans une société où le pornographique a phagocyté les sentiments, l’Amour n’est-il pas devenu désuet, has been, démodé ? Parler d’Amour en ce début de XXIème siècle serait-il devenu un acte conservateur voire réactionnaire ? Les sentiments seraient-ils devenus une marchandise avariée ? A l’heure où le paradigme de l’art contemporain repose sur la transgression systématique des critères artistiques couramment admis et où la transgression des normes, des valeurs, des goûts et de la morale est devenue une ligne, voire une règle dans l’art contemporain, l’art a-t-il toujours son mot à dire dans l’affirmation d’un amour non pornographique qui se décline plus sur le mode de l’être que de l’avoir ? Un amour régénéré devenu perle rare, dernier bastion d’une liberté à retrouver, acte militant visant la désaliénation est-il encore possible ?

Au-delà, la non transgression et le retour à un Amour réinventé à contre courant ne serait-ils pas devenus à leur tour une nouvelle forme de radicalité? En somme ce serait comme si dans un pays où la majorité des corps sont tatoués et où le tatouage avait été pensé à une époque comme l’incarnation d’une transgression le fait de ne pas se tatouer en conscience serait devenu à son tour la marque d’une nouvelle transgression et d’une singularité, l’accès à une démarcation pour s’écarter de l’omniprésence du mainstream. Des figures apparaissent. Dans un monde alcoolique, drogué et libertin le radical ne serait-il pas celui qui choisit la voie de l’abstinence et de la fidélité ? A l’heure où les verbes désobéir, contrevenir, enfreindre et violer marquent l’esprit d’une contemporanéité le verbe aimer aurait-il retrouvé sa radicalité et son potentiel révolutionnaire ?

Sans prolégomènes ce texte est pensé comme propédeutique. A contre courant d’une réification qui nierait la réciprocité à l’endroit de l’Amour devenu res intemerata, il met à mal le désœuvrement entrainé par l’aporie du critique tel qu’il apparaît dans le postmodernisme. Interroger l’idée que se font les artistes de l’Amour paraît mission impossible dans un contexte où rien n’est plus étranger à l’art d’aujourd’hui que le symbole. « Demandez à un artiste ce que “symbolise ” tel ou tel aspect de son œuvre, il sera plié en deux, car les signes en cours dans l’art actuel ne traduisent pas littéralement. Non convertible. Valeurs flottantes. » (Bourriaud) A l’heure où « le refus de la prescription du sens trouve dans une apparente anarchie sémiologique les conditions d’une éthique du moderne » (Poivert) partir à la recherche du symbole et de ce qui symbolise serait apparenté à une recherche d’un temps perdu, révolu.

Inconfort que celui du critique tiraillé entre des courants doctrinaires contraires, entre ceux qui se refusent catégoriquement de prescrire du sens, parangons de l’œuvre ouverte pour qui le discours critique est considéré comme un bavardage qui se doit de laisser place à l’autorité d’une image autonome et d’autres qui au contraire font de la littéralité, du sens et des discours critiques une priorité. Ce projet de cahier, c’est ce qui lui confère sa richesse hétéroclite, aura réunis des inconciliables. Des postmodernes qui n’ont de cesse de dénoncer la lecture formaliste des institutions, qui retournent la photographie contre ses spécificités et qui font appel à des dispositifs, mise en scène, fiction, ironie, parodies. Des modernes qui croient encore au pouvoir de la peinture, du tableau, des formes et des couleurs. Des néo-conceptuels pour qui l’idée et le langage continuent de primer. Des formalistes qui surclassent le document en le faisant accéder au statut d’œuvre d’art en conférant à la photographie sa puissance esthétique sous le sceau de la description.

C’est pourtant bien ce qui pourrait, de près ou de loin, symboliser l’amour qui a nourri notre quête pour ce cahier. Par ricochet, métaphore, par traduction souvent non littérale, en tirant des fils interprétatifs, nous avons fini par retrouver ces symboles en lien plus ou moins distendus avec l’amour, ces œuvres dormantes qu’il fallait réveiller, ces œuvres fleurs qui ne demandaient qu’à éclore. Il était urgent de décaper, de dévernir les discours sectaires des chapelles, absolutistes afin que ce qui symbolise réapparaisse sous la plume de l’exégète comme par enchantement. Dans cette quête de l’amour, par la fréquentation d’une science du sujet empreinte de subjectivité assumée chère à Roland Barthes, nous avons nagé à contre courant des tendances toujours éphémères pour retomber en équilibre toujours précaire sur un amour sans cesse à réinventer.

Ce voyage dans l’Amour nous aura permis de découvrir des territoires imaginaires inattendus par un usage pluriel de médiums : textes, photographies noir et blanc, photographies couleurs, straight photographies et photographies produit d’une mise en scène, peinture, origami, graphisme avec images redesignées, aquarelle, sculpture animalière sortie de chez le taxidermiste. Par une glocalité, définie comme des corps en lien avec l’ici, articulés à des esprits nourris de monde et vice versa, glocalité théorique dérivée en glocalité pragmatique, l’allocutaire de ce cahier expérimente des propositions d’artistes en lien plus ou moins distendu avec un territoire : qui par nativité, qui par résidence, qui par relations singulières. Lien au territoire local, espace Pays basque, connecté par un entrelacement cérébral activé par imaginaire créatif à une notion universelle : l’Amour.

Mois après mois nous avons eu accès à des propositions artistiques qui incarnent la singularité des artistes sélectionnés : le désir réfléchi inassouvi version incipit (Benjamin Artola, I would like to have...), l’amour animal (Anne Garde, Animal, on est mal), la correspondance passionnée et enflammée de Verlaine à Rimbaud (Marion Boulart, Amour, Poésie, Emoji), l’organique cellulaire dessiné (Franck Cazenave, HER & him), le baiser revisité (Christophe Renard, Kiss), la passion à l’endroit d’un territoire (Maitetxu Etcheverria, Histoires d’îles), une version origamique (Maïder Fortuné, Figures défaites), l’amour déchu via un chien d’aveugle aveugle sorti de chez le taxidermiste (Nicolas Milhé, Hauts de Seine), la rupture amoureuse (Claude Nori, Una Lacrima sul viso), l’émotion à l’état brut (Gabrielle Duplantier, Virgit), le langage gazé métaphorique constitué par deux soleils (Ibai Hernandorena, Timeline), un couple qui témoigne de son attachement (Bertrand Dezoteux, Collection Ana). La conclusion réflexive donne son titre au cycle : The Idea of The Idea of Love. Le cahier se finalise par une triple proposition artistique personnelle. La première revient sur l’égotisme contemporain où l’amour de soi est désormais roi (Selfie), la seconde est pensée comme un aphorisme après l’amour (Depth is all) et la dernière se veut un hommage à Schiele par le biais du travail d’Hosoe (Tribute to Egon Schiele).

Ce projet est l’histoire d’un triple contrepied : au désamour de l’art, à l’infusion pornographique et au retrait face au symbole. Face au désamour à l’endroit de l’art contemporain inondant les discours à la fois populistes et conservateurs qui ne voient dans l’art que spéculation capitalistique ou transgression gratuite rien de tel qu’une proposition antinomique pour tenter de renouer le dialogue avec un public qui prend de plus en plus ses distances avec un art dans lequel il se retrouve de moins en moins. En guise de réconciliation la seule réponse possible se trouvait à nos yeux dans l’Amour avec un grand A. Quinze pensées comme quinze invités qui s’offrent telles des passerelles bienveillantes. Quinze points de vues qui, chacun à sa façon, réinventent l’idée que les artistes se font de l’Amour. Face à l’infusion pornographique incarnée par de nombreuses publications dont The New Erotic Photography dirigé par Hanson Krill (Taschen, 2007) ou les sexes cadrés, serrés en premier et gros plans indiquent une translation et un brouillage des frontières entre érotique et pornographique et ou le premier domaine semble avoir abdiqué face au second, le projet lui préfère des propositions plus cérébrales ou la libre interprétation et la poésie de l’évocation prennent le dessus. Même si « l’art n’a pas à intégrer à priori les tabous liés à la mentalité ou à la sensibilité de son temps, sinon au prix de la disparition de l’art » (Jimenez), il incombe au commissaire de choisir et d’argumenter ses choix. Le choix de ne pas tomber dans un réductionnisme qui consisterait à prendre la partie pour le tout, l’orifice sexué pour le corps, les va et viens d’organes usés pornographique pour l’Amour, s’accompagne d’une réflexion. A l’heure anomique où le sadisme et la perversion ont envahis par écrans interposés les espaces mentaux, malheur à celui qui énoncera cet état de fait. C’est bien sur lui que sera jetée la première pierre. Lui qui sera jugé de fasciste moralisateur et conservateur au nom d’une supposée liberté à préserver coûte que coûte. En matière de sadisme et de perversion aucune marche en arrière possible. Le couple infernal marque au fer rouge : à jamais. Mieux vaudra couper la main de celui qui tend au monde son miroir plutôt que de regarder dans la glace la perversion sadique instituée en nouvelle morale. Ici montrer ou choisir ne pas montrer : là est la question. Notre choix : ne pas ajouter de la perversion et du sadisme pour révéler au monde sa perversion et son sadisme car, pensons-nous, notre monde n’a eu que trop d’occasions de contempler ce couple à travers de multiples propositions artistiques contemporaines. Sadisme et perversion devront s’abreuver à d’autres sources que ces cahiers.

Face à la haine de l’art la réponse ne saurait-elle être générique? La réponse aux incultures de ceux qui se demandent à quoi cela sert de fréquenter les rivages de la poésie, de la littérature, ou des productions artistiques contemporaines devrait se structurer par retournement du questionnement sous la forme d’un renouvellement interrogatif : et à quoi donc cela servirait-il de ne pas lire, de ne pas se frotter à la poésie ou à l’art contemporain ? Une question choc qui réactiverait à l’endroit de ces allergiques de la création les mécanismes du désir par perturbation cognitive intercalée.

Post scriptum

Et puis j’aurais pu évoquer au pluriel les amours entre personnes de même sexe, les amours tarifés, les amours perdus, sacrifiés sur l’autel de la vie, les amours assassinés. Les amours de soi et des autres. Les amours impossibles. Les amours qui nous sont interdits par autrui ou que l’on s’interdit à soi-même par peur de souffrir, de mentir ou de faire jaser. Les amours qui mettent à mal la morale petite bourgeoise bien pensante ou les croyances religieuses ancrées dans les psychés. Les amours de jeunesse ou à contrario les amours de ceux qui sont précisément là pour alimenter une jeunesse en train de disparaître. Les amours collectionnés qui exigent l’assouvissement d’un besoin toujours plus pressant d’être au monde. Les amours qui viennent dire, encore et encore à travers ces visages d’être aimés une phobie de la mort. Eros et Thanatos forment un couple exemplaire, légendaire. Un couple qui s’entremêle dans les interstices des sphères les plus intimes. Un couple qui finit par constituer un corps parfait : symptôme de l’existence. J’aurais pu encore et encore évoquer mais l’espace-temps m’est compté...

Il est temps pour moi de mettre un terme à cette aventure qui aura tissé une année, 2017, et un A majuscule qui se nomme Amour.

Biarritz, le 10 décembre 2017